Le quotidien italien Domani et The Why Wait Agenda s’associent pour une série de reportages consacrés à la question du choix d’avoir des enfants de moins en moins souvent et de plus en plus tard, surtout en Italie.
Voici la première partie, écrite par la fondatrice de The Why Wait Agenda, Eleonora Voltolina, et publiée en italien dans Domani le lundi 1er mai 2023.
Nous faisons de moins en moins d’enfants. Partout en Europe, surtout en Italie. Alerte berceaux vides. Alerte équilibre des retraites. Alerte démographie. Eh bien, faire des enfants est un choix personnel ! diront certains: si nous n’en faisons pas, c’est que nous n’en voulons pas. Que les gens ont d’autres priorités, d’autres désirs: on ne peut pas les forcer à vouloir être parents. C’est tout à fait vrai. La liberté de choix est fondamentale. Mais les données et les recherches nous montrent que, dans presque tous les pays avancés, les personnes souhaitent avoir deux enfants en moyenne. Et en ont beaucoup moins. En Italie, l’écart est énorme: par rapport aux deux enfants souhaités, le nombre réel d’enfants par femme est aujourd’hui de 1,25.
C'est ce qu’on appelle le fertility gap. Il s'agit de l'écart entre le nombre d’enfants désirés et celui des enfants qu’on a effectivement eus, et c’est une donnée statistique signifiante, qui montre à quel point cette vision — “Si nous n’en faisons pas, c’est que nous n’en voulons pas” — est fausse. Parfois oui, bien sûr: il y a des non-parents par choix, des “child-free”. Mais beaucoup de gens n’ont pas d’enfants parce qu’ils ne peuvent pas, parce qu’ils n’y arrivent pas, parce qu’ils rencontrent trop d’obstacles sur leur chemin et restent donc “child-less”. Dans le premier cas, le choix libre et conscient de ne pas avoir d’enfant permet un épanouissement personnel; dans le second, il y a un sentiment de frustration, de manque et de souffrance face à l’impossibilité de concrétiser son projet familial. Infertilité, une épidémie invisible
Une personne sur six dans le monde souffre d’infertilité. C’est ce qu’a récemment rappelé l’Organisation mondiale de la santé (OMS), expliquant dans un rapport que «mesurer l’ampleur du phénomène de l’infertilité est essentiel pour envisager des interventions appropriées, pour permettre l’accès à des traitements de qualité, limiter les facteurs de risque et les conséquences de l’infertilité». On ne peut donc pas parler de baisse de la natalité sans prendre en compte toutes les personnes qui souhaiteraient avoir des enfants mais n’y parviennent pas pour raisons médicales, c’est-à-dire pas moins de 17% de la population. Il suffit à chacun de nous de regarder autour de soi et de compter. Une personne sur six. Il peut s’agir d’un ami, d’un collègue, d’un membre de la famille: “Non, voyons, je serais au courant, il/elle me l’aurait dit !” Faux. La stigmatisation est encore très forte, beaucoup de gens n’en parlent pas ouvertement, préférant passer sous silence les tests, les traitements, les tentatives de procréation assistée, les fausses couches, la douleur physique et psychologique. “Mais non, voyons, ils ont déjà un enfant, ils ne peuvent pas être stériles…” Là aussi, c’est faux. Il y a la stérilité primaire, quand on ne parvient pas à concevoir: scientifiquement, le seuil est franchi à partir de 12 mois de rapports sexuels complets non protégés sans obtenir de grossesse. Mais il y a aussi la stérilité secondaire, encore plus invisible: les familles avec un seul enfant, non par choix, mais parce que quelque chose a empêché et empêche de nouvelles grossesses. Ou même avec plusieurs enfants — car l’infertilité secondaire est insidieuse, elle peut survenir à tout moment et empêcher l’arrivée de cet “enfant supplémentaire” tant désiré. Les causes de l’infertilité et les solutions médicales Commençons par démonter certains mythes. La femme n’est “responsable” de l’infertilité que dans un tiers des cas: pour un autre tiers, c’est l’homme qui l’est, et il y a environ 25 à 30 % de cas d’infertilité “sans cause”. Chez la femme, l’infertilité peut être due à des problèmes liés aux ovaires, à l’utérus, aux trompes, au système endocrinien ou à la ménopause précoce, à l’endométriose, etc. Chez l’homme, elle est souvent liée au liquide séminal: la quantité qu’on est capable de produire et d’émettre, la forme et la vitesse des spermatozoïdes. Dans la plupart des cas, des tests spécifiques ne sont effectués que lorsque l’enfant désiré ne vient pas, de sorte que le diagnostic est tardif. Aujourd’hui, la médecine est heureusement en mesure d’aider de nombreuses personnes stériles: l’insémination artificielle et la fécondation in vitro sont les procédures les plus fréquentes de PMA, la procréation médicalement assistée. Mais le taux de réussite moyen n’est que de 30%. Un rêve devenu réalité pour certains et, pour beaucoup d'autres, un espoir déçu puis le grand dilemme: jusqu’où aller ? Quand s’arrêter ? Dans son rapport, l’OMS rappelle que le droit de décider du nombre d’enfants qu’on aura et du moment de leur conception fait partie des droits humains et souligne que l’infertilité peut empêcher de bénéficier de ce droit: «La prise en charge de l’infertilité est donc un élément important pour rendre effectif le droit des individus et des couples à fonder une famille».
On fait des enfants de plus en plus tard, ce qui fait partie du problème
De nombreux experts de la santé reproductive soulignent également le lien entre l’augmentation de l’infertilité au cours des dernières décennies et la perte de fertilité à mesure que l’âge augmente. Ce phénomène touche particulièrement les femmes (mais pas seulement). Les principales organisations médicales publiques et privées s’accordent à dire que la période la plus fertile pour une femme se situe entre 20 et 30 ans, et que la fertilité diminue brutalement après 35-37 ans. “Ce n’est pas vrai. J’ai eu deux enfants d’affilée, sans problème, au seuil de la quarantaine. Et ma cousine est tombée enceinte sans le vouloir à 44 ans, alors qu’un seul de ses ovaires fonctionnait !” Bien sûr, tout est possible. Mais les statistiques indiquent que c’est moins probable. Données à l’appui, on sait qu’entre 35 et 40 ans, et plus encore après 40 ans, tomber enceinte, réussir à mener une grossesse à terme et mettre au monde un bébé en bonne santé est plus difficile. Et plus rare.
Il ne s’agit pas de dire qu’on doit se précipiter et avoir des enfants à 25 ans. On ne devrait avoir des enfants que lorsque (et si) on en éprouve le désir et qu’on est prêt à assumer cette immense responsabilité. Mais il est essentiel d’être bien informé sur les questions de fertilité pour pouvoir peser le pour et le contre en toute connaissance de cause, et être en mesure de faire ses propres choix en matière de procréation en toute liberté, à n’importe quel âge. En matière de natalité, l’Europe va mal et l’Italie plus mal encore. La moyenne enregistrée en 2022 par Eurostat, l’Institut européen de statistiques, est de 1,53 enfant par femme : le pays qui a le plus d’enfants est la France avec 1,84. L’Allemagne se situe à 1,58, le Royaume-Uni à 1,61. L’Italie a l’un des plus mauvais taux de fécondité de tout le continent: seules l'Espagne (1,19) et Malte (1,13) font pire que son taux de fécondité (1,25). En outre, l’Italie détient le record absolu de l’âge moyen des femmes à la naissance du premier enfant: 31 ans et demi, le plus élevé d’Europe. La moyenne européenne est de 29 ans et sept mois et en France qui, nous l’avons vu, est le pays où les chiffres de la fécondité sont les plus encourageants, elle est légèrement supérieure à 29 ans. Si les Italiens ont des enfants trois ans plus tard que les Français, on pourrait penser, ce n’est sans doute pas un drame: c’est peut-être qu’elles ont besoin de plus de temps pour s’y préparer.
Vers une société où il n’y aurait plus de frères, de sœurs, d'oncles et de tantes ?
Ce n’est peut-être pas un drame, mais avoir des enfants tardivement a des conséquences. Par exemple, plus on commence tard, moins on a le temps de faire face à d’éventuels problèmes de conception et de grossesse, puis, une fois qu’un enfant est né, d’en faire d’autres. De plus, l’écart d’âge entre parents et enfants signifie qu’on a moins d’années à passer ensemble; qu’on devient grand-parent de plus en plus tard, avec moins d’énergie pour s’occuper de ses petits-enfants; quant aux arrière-grands-parents, ils sont pratiquement en voie de disparition. Enfin, nous allons vers une société où on n’aura pas de frères et sœurs, pas d’oncles ni de tantes. Le taux de natalité inférieur à 2,1 — ce qu’on appelle le “taux de remplacement”: pour deux parents qui meurent, deux enfants les remplacent — signifie également cela. On doit donc se poser des questions. Car les Italiens souhaitent avoir en moyenne deux enfants. Et les données indiquent qu’ils commencent à (essayer d’)en faire à un âge de plus en plus avancé, alors qu’il est désormais bien établi que plus on vieillit, plus la probabilité de devoir faire face à des problèmes d’infertilité augmente. Au final, les femmes italiennes se retrouvent, en moyenne, avec pratiquement deux fois moins d’enfants qu’elles souhaiteraient en avoir. Il est clair que quelque chose dans ce mécanisme s’est enrayé. Mais ce n’est pas “quelque chose”: il s’agit d’un ensemble complexe de facteurs très différents qui se superposent et s’entrecroisent parfois, et qui forment un environnement hostile à la procréation. Parallèlement à la question de l’infertilité, il y a celle de la “conscience de la fertilité”, c’est-à-dire de la connaissance (limitée) que les personnes — en particulier les plus jeunes — ont de leur propre corps et de leur (mé)connaissance du fonctionnement de la fertilité, de son calendrier, de ce qui peut la mettre en péril et de ce qui peut au contraire la favoriser. Les enfants sont une menace pour le travail des mères (si le marché du travail ne se réveille pas et ne change pas de fonctionnement)
Il ne faut pas oublier la question du travail. Dans quelle mesure le marché italien est-il accueillant et inclusif pour les personnes, plus précisément pour les femmes qui ont des enfants? Très modeste. Pour commencer, le taux d’emploi général des femmes est dramatiquement bas: environ 50% pour celles qui sont en âge de travailler, soit 20% de moins que la moyenne de l’Union européenne. Une femme sur deux ne travaille pas et n’a donc pas de revenus propres, ce qui a des conséquences néfastes sur son autonomie et sur la possibilité de faire ses propres choix, très difficiles sans indépendance économique. Si on se penche ensuite sur la situation des mères qui travaillent, on découvre qu’elles démissionnent trois fois plus souvent que les pères qui travaillent (près de 38.000 des 52.000 démissions de personnes ayant des enfants en 2021, d’après l’Inspection du travail), et que très souvent elles donnent comme motif de cette démission l’impossibilité de concilier la maternité et leur emploi, car il n’y a pas assez de solutions de garde. Une motivation qui n’apparaît pratiquement jamais dans le cas des démissions des pères qui travaillent et qui, au contraire, le font principalement pour changer d’entreprise. En d’autres termes, les hommes avec enfants démissionnent pour faire carrière. Les femmes avec enfants démissionnent pour renoncer à la leur. Les données sont nombreuses. Très nombreuses. L’écart de rémunération entre les hommes et les femmes: les femmes gagnent en moyenne moins que les hommes, même à fonction égale, de sorte que si l’un des deux parents doit rester à la maison, on choisit généralement de renoncer au salaire de la femme. Les stéréotypes sexistes découragent encore les femmes de poursuivre des études scientifiques, qui garantissent davantage d’opportunités d'emploi et des salaires plus élevés. Un plafond de verre empêche les femmes, à de rares exceptions près, de devenir cadres supérieurs. Elles sont encore trop nombreuses à subir des rétrogradations, des brimades et des freins à leur carrière lorsqu’elles rentrent de congé maternité; et si, heureusement, les lettres de démission signées à l’embauche sont devenues illégales en Italie il y a quelques années et ne peuvent plus être utilisées pour licencier une salariée qui annonce sa grossesse, le chemin pour celles qui veulent à la fois un travail et des enfants, qui ne se résignent pas à devoir choisir entre être mère et travailler, ce chemin est encore semé d’embûches. Hommes, patriarcat, travail de soins
Dans tout cela, il y a aussi l’autre moitié du couple. Car dans la plupart des cas, on fait des enfants à deux. En tant que catégorie, les hommes ont bénéficié et bénéficient encore du patriarcat qui marque la société italienne, d’un marché du travail complètement déséquilibré en leur faveur et de la vision stéréotypée des métiers d’aide à la personne comme “une affaire de femmes”. Aujourd’hui encore, ils consacrent une partie bien moindre de leur temps que les femmes aux tâches domestiques et, en général, leur contribution à la prise en charge des enfants, des personnes âgées et des membres dépendants de la famille est très inférieure à celle de leurs compagnes. Mais il faut aussi reconnaître que les hommes qui croient, eux, à ce qu’on appelle la “parentalité partagée”, à l’égalité parentale, à un partage équitable des devoirs et obligations, au fait de devenir interchangeables pour leurs enfants et de construire avec eux des relations intenses fondées sur les soins quotidiens, ceux-là n’ont pas la vie facile. Dès le début: en Italie, le congé maternité dure 5 mois et peut être prolongé jusqu’à 12 mois avec une réduction de salaire. Le congé paternité n’existe que depuis dix ans et il a fallu des batailles, des pétitions, pour que le maigre jour introduit en 2012 comme que “mesure expérimentale” ne soit pas annulé et passe au contraire à dix comme c’est le cas aujourd'hui. Mais que représentent dix jours par rapport à cinq mois? Ici, le stéréotype de genre est même alimenté par la loi: le père ne compte pas, peu importe qu’il s'occupe du bébé, c’est le travail de la mère. Les nouveaux pères, entre les privilèges du patriarcat et les stéréotypes (qui leur nuisent également)
D’ailleurs, les pères — pour qui l’attente d’un enfant ne se manifeste pas aussi évidemment que chez les mères — trop souvent ne demandent même pas ce congé paternité, qui a nécessité tant de luttes (dont la pétition portée par Titti di Salvo, Riccarda Zezza et beaucoup d’autres, demandant aux plus hautes autorités de l'État, juste avant que la pandémie n’éclate, d’assurer le financement de la mesure). Peut-être parce qu’ils ne le jugent pas important ? Parfois, oui. Mais le plus souvent, ils ne demandent pas ce congé parce qu’ils ont honte de le faire; parce que la culture patriarcale se retourne contre eux dans ce cas, les enchaînant au rôle d’homme soutien de famille qui n’a pas à se préoccuper de changer les couches. Ils doivent rester concentrés et montrer que le fait d’être devenu père ne les distrait pas — comme c’est normal pour les mères ! —, qu’il ne les rendra pas moins efficaces au travail — ce qui arrive, là aussi, aux mères ! Ils doivent renforcer le paradoxe que de nombreuses études ont baptisé motherhood penalty vs. fatherhood bonus. En effet, les employeurs ont tendance à croire que les hommes progressent avec la paternité, devenant plus responsables et fiables, alors que les femmes, au contraire, font moins bien, perdent leur concentration et leur motivation — comme si le rôle de mère dévorait tous les autres dans leur cerveau. Bref, un gigantesque stéréotype qui nuit à tout le monde.
Ce qu'on peut faire: non pas pour encourager les naissances, mais pour permettre aux personnes d’avoir les enfants qu’elles souhaitent avoir
Par ailleurs, le manque de services adaptés, de places en crèche (à des tarifs raisonnables), d’horaires et de calendriers scolaires compatibles avec ceux du travail, la difficulté croissante à trouver des services de baby-sitting, le fait que les grands-parents n’habitent parfois pas à proximité et ne soient pas toujours en mesure de s’occuper de leurs petits-enfants (qu’ils ne veuillent pas ou ne puissent pas le faire), sont autant de facteurs qui découragent d’avoir un enfant, ou un enfant de plus. C’est là que la politique peut faire la différence, dans un sens ou dans l’autre. Elle peut favoriser ou défavoriser les naissances, faciliter ou compliquer la vie des parents. Elle peut rendre le coût de chaque enfant plus ou moins supportable, elle peut apporter de maigres aides épisodiques ou d’autres aides plus généreuses et structurelles, elle peut aider les parents en créant un réseau de services qui leur permettra de gérer leur famille sans avoir à renoncer à leur travail. Ou pas. La France en est un exemple: son taux de natalité, le plus proche en Europe des deux enfants par femme tant souhaités, est le résultat de décennies de politiques d’incitation à la natalité, de services de garde diversifiés et répandus (crèches familiales, assistantes maternelles…) et d’avantages fiscaux importants pour les familles avec enfants. On peut le vérifier empiriquement dans n’importe quel lieu touristique, en écoutant la conversation des familles en vacances qui ont trois enfants. Elles parlent presque toujours français et ce n’est pas un hasard. En Italie, au contraire, on n’a jamais eu que quelques “bonus bebé” de temps en temps et beaucoup de promesses non tenues. Ceux qui choisissent d’avoir des enfants, surtout plusieurs, doivent trouver leur propre voie. Il n’est donc pas surprenant que de plus en plus de couples choisissent de mettre en pause leur désir de parentalité. Le choix individuel devient alors une tendance collective, quand de plus en plus de personnes renoncent à avoir des enfants ou commencent à en vouloir à la quarantaine, trop tard ou presque. Sans parler de tous ceux qui sont exclus a priori, puisque la loi italienne interdit l’accès à la procréation médicalement assistée à tous ceux qui ne forment pas un couple hétérosexuel stable: ce qui élimine d’emblée les couples lesbiens et les femmes célibataires. Nous partirons à la découverte de ce monde complexe et largement immergé, à travers une enquête en plusieurs épisodes qui pourra être financée directement par vous, chers lecteurs, si vous le souhaitez. Comprendre pourquoi aujourd’hui les personnes, surtout les femmes, à la question «Quand aurez-vous des enfants ?», répondent: «Certainement pas demain. Peut-être plus tard… »
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